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Mémoires d'un apathique
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21 mai 2008

Rock around the IMDB

Je regarde souvent IMDB, par exemple, pour savoir si les deux acteurs principaux de Wing Commander sortent d'un boys band ou pas (en fait non).
Et je suis toujours assez surpris du manque d'unanimité. Les grands chefs d'œuvre du cinéma n'obtiennent pas 10/10. Il y a toujours au moins un type pour râler que c'est à chier (M. le Maudit - 8.6/10, ça manque d'indiens, de Bruce Willis, de filles sous la douche). Inversement les pires bouses du monde connu, des trucs que vous - public chéri - n'envisagez même pas, trouvent toujours un défenseur, voire un type qui affirme avec des mots pas toujours dans le bon ordre que c'est le meilleur film qu'il ait jamais vu de toute son existence (la question est évidemment : quel est le pire film qu'il ait vu ?).
Comme quoi, si on laisse les gens s'exprimer tous seuls, ils ne récitent pas l'anthologie du cinéma, accablés par une quelconque violence symbolique. Ok, ce sont des cons, Ok, ils sont aliénés, Ok, ils sont victimes d'images subliminales ou de lavages de cerveau répétés de la part du Pentagone. Mais bon ... Si on daigne les écouter, on s'aperçoit que :
M. le maudit n'est pas un chef-d'œuvre pour tout le monde. Ca peut même être une purge pour certains. A contrario, American pie 12 est le film du siècle pour Adrian Popsky, Boston (MA). Pas pour moi. Et une petite voix me susurre que c'est pas que pour moi, et que  American pie 12 est une merde dans l'absolu. Parce que bordel, sur le fond, l'avis d'un aficionado décérébré de M6, ça ne compte pas. Surtout lorsqu'il s'exprime en SMS.
Mais envisageons que ce soit moi qui aie tort et/ou Adrian raison. Ou que nos appréciations soient globalement équivalentes. Evidemment, ça me ferait mal, mais prenons ça comme une hypothèse de travail. Après tout, qu'est-ce qui me permet - à moi - d'affirmer que M. le Maudit est vachement meilleur que American pie 12 ? Réponse : Le premier est dans toutes les anthologies et pas le second. Qu'on comprenne bien : il n'existe pas de critères d'évaluation permettant d'affirmer que l'un est meilleur que l'autre. Il n'y a pas de règle graduée permettant de voir que M. fait 22 unités de qualité et AP12 5.
Non.
C'est juste une question d'acceptation ou non de critères de goût imposés de l'extérieur. En tout cas, ce n'est ni Adrian, ni moi qui avons décidé que M. était un bon film a priori. Avant même que je ou il le voie.
Ce qui me surprend, moi, c'est qu'Adrian ne se laisse pas intimider par cet argument d'autorité. Adrian a peut-être un goût de chiottes, mais d'une certaine façon, il a des couilles au cul aussi.
Quelqu'un parlait récemment de Rembrandt ici même en le prenant comme figure indiscutable et indiscutée. Quand je suis honnête avec moi-même et que je me demande ce que j'en pense, de Rembrandt, je suis bien forcé d'avouer que ça ne me fait ni chaud ni froid. Pas que je trouve ça mauvais. Ca m'indiffère. Tous les Rembrandt du monde pourraient bien disparaitre que je ne m'en porterais pas plus mal. Et je ne peux pas m'empêcher de penser que si Rembrandt n'avait pas été catalogué et estampillé Génie Absolu, n'était pas soutenu à bout de bras par divers organismes (à commencer par les Etats) et imposé comme Haute Culture (HC), il n'intéresserait personne ou presque. Dans deux siècles, qui sait, il aura peut-être disparu de la scène de l'adoration obligatoire. L'ennui, c'est que je pense la même chose de Goya que, par contre, je vénère. Evidemment, je ne dis pas tout ça. Parce que si on dit ça (en dehors de la posture ou d'une visée politique), on est vraiment un barbare, un sous-humain.

Pas besoin d'être exagérément paranoïaque pour se rendre compte que l'existence de la HC est un bon moyen de stigmatiser les gueux (Adrian est alors un plouc de manière flagrante) et d'une manière générale, un excellent outil de discrimination, au sens strict. Cette idée de capital symbolique lié à la maîtrise de la HC a déjà été développée entre autres par Bourdieu et il n'y a pas à revenir dessus, au moins dans le principe. Même si l'on peut évidemment bémoliser à loisir. On peut en particulier se demander si cet outil est encore opératoire et surtout s'il le restera dans les décennies à venir. L'acquisition du capital symbolique lié à la HC sera-t-il encore utile et même nécessaire dans les stratégies futures de pouvoir ou simplement de positionnement social pour éviter d'employer des gros mots ? On peut d'ailleurs s'interroger : à l'heure actuelle la HC ne jouerait-elle pas le rôle d'horizon consolateur pour élites en perte de vitesse ou pour ceux qui sont handicapés et exclus de la foire d'empoigne qu'on appelle le marché (je suis un bon exemple de cette utilisation de la HC) ?
Les jours où je suis très fatigué ou agacé par les adorateurs du centre Georges Pompidou, j'aime bien raconter que ce serait une bonne idée de foutre le feu à tous les musées, à toutes les bibliothèques et autres entrepôts d'artefacts prestigieux. Histoire de repartir sur des bases plus saines et de faire un peu le ménage. C'est évidemment pour rire, mais ça ne fait rire que moi. Comme quoi, la HC, c'est du sérieux. On la prend très au sérieux. Sauf une population croissante d'Adrian, mais comme ce sont des cons, ça ne compte pas. On y reviendra.
Oui, mais pourquoi (la prendre au sérieux) ? Pourquoi ce vague sentiment d'être dans le camp du bien en compagnie de Rembrandt et Mozart ? A quoi ça sert ?
D'abord les gens qui gouvernent l'adorent, pour de mauvaises raisons. A cause du côté sociétal, fédérateur, liensocialesque de la HC (qui devient alors le noyau dur et indiscuté de la culture en général).  Ce qui relève du fantasme parce qu'on voit mal pourquoi la culture réussirait mieux que des activités explicitement fédératrices (le football par exemple). Et puis, il y a aussi qu'indexer la valeur d'un artefact sur sa capacité à rassembler revient à lui dénier sur le fond tout caractère esthétique.
En vérité, on ne peut croire à ces âneries qu'en jouant sur la polysémie du mot " culture ", à savoir qu'on mélange " culture " comme ensemble des us et coutumes (et par définition on est en plein sociétal) et " culture " au sens de production (passée, présente et à venir) d'artefacts soumis à l'évaluation esthétique (il faudrait ajouter aussi " culture " comme ensemble des choses que l'on sait et/ou que l'on maitrise).
Et puis, je ne peux jamais m'empêcher de penser que nous sommes simplement en présence d'une variété un peu édulcorée de la domination symbolique.
Ensuite, qu'il puisse exister une sorte de panthéon des Vraies Grandes Œuvres est de surcroit plutôt rassurant. Dans un monde changeant et soumis au règne de la marchandise, les Vraies Grandes Œuvres se subsument en Valeur. Laquelle est un concept à la hausse dans des pays dont la supériorité militaire et économique est contestée. Et va l'être de plus en plus. Reste la supériorité morale, puisqu'il semble que pour des raisons mal élucidées (mais nettement kantiennes), le beau ait à voir avec le bien. Ou plutôt que le beau puisse racheter le bien quand celui-ci devient de moins en moins évident. Et tout le monde aime le beau et le bien, surtout à sa botte.
A gauche, par exemple, il est admis que la HC est le dernier rempart face à l'action délétère et dissolvante de l'ultra-libéralisme. A droite, elle fait partie de ces valeurs justifiant le statu quo et de manière explicite l'idée même d'inégalité (la HC est par essence discriminatoire).

Quoi qu'il en soit,  le concept même de valeur intangible est assez difficile à admettre (Rembrandt ou Goya devraient être considérés comme des génies quels que soient l'époque et l'endroit). Ce qui va nous permettre de revenir à Adrian.
Adrian fait partie de ce qu'on appelait jadis la plèbe ou la populace, c.a.d le peuple destructeur, animal, et soumis à ses bas-instincts. Il est très difficile d'en donner une définition plus précise, puisqu'il s'agit d'un fantasme qui hante la pensée politique depuis près de deux siècles, depuis en fait que le libéralisme politique a commencé à se rendre compte du hiatus existant entre la démocratie pour l'élite et la démocratie pour de vrai et pour tout le monde. Le libéralisme et les masses ne font pas bon ménage, ce dernier étant sur le fond un système politique de type oligarchique et non pas démocratique. Personne au XIXème siècle ne s'était vraiment imaginé qu'on pourrait arriver un jour à une authentique démocratie, c'est-à-dire un système où la voix de n'importe qui vaudrait celle de n'importe qui. En l'occurrence, où, d'un point de vue artistique, la voix d'un fan de Derrick vaut celle d'un ministre de la culture. La démocratie pour de vrai est toujours restée quelque chose de très théorique, de très formel. D'ailleurs personne ou presque n'est prêt à défendre cette conception radicale de la démocratie. Sauf tous les Adrian du monde qui se demandent un peu pourquoi leur voix ne vaut pas celle de ceux qui parlent à leur place.
Revenons à IMDB et à Internet en général. Avec ce medium, les gens (les pauvres cons et les autres) peuvent s'exprimer ou du moins donner leur avis (ou quelque chose de ressemblant) sur tout et n'importe quoi. Bien entendu, il est loisible de dire que ce ne sont pas les gens qui parlent mais une minorité de tarés graphomanes, absolument pas représentatifs et que de ce fait l'expression en question est totalement faussée. J'ai tenu ce genre de discours dans une vie antérieure, et il y a du vrai là-dedans. Toutefois, l'argument est paresseux et j'ai tendance à penser que ce tsunami d'expressions tous azimuts est tout même l'indice de quelque chose. L'indice d'une désaffection. La HC fait de moins en moins recette. Elle n'impressionne plus les sales cons et les gueux ne restent plus à leur place. Leurs propres critères d'évaluation esthétiques leur paraissent aussi bons que ceux du maitre des lieux. Il n'y a domination symbolique qu'à partir du moment où les dominés reconnaissent au moins implicitement la supériorité (ou la désirabilité) de ce qui les domine (ou qui permet de les dominer). Si ce n'est plus le cas, la HC entre en concurrence avec les autres formes de culture, et il y a tout lieu de penser qu'elle perd la bataille à terme. N'étant plus désirée, la HC va aller s'étiolant comme ces idoles auxquelles plus personne ne fait ses dévotions.
Au final, et assez paradoxalement, c'est dans ces interstices, dans ces messages laissés par des abrutis congénitaux (au premier abord) qu'on peut éventuellement trouver la forme la plus radicale d'une contestation de l'ordre établi.
J'ai l'air de raconter n'importe quoi. J'en suis bien conscient et suis même assez surpris de la conclusion à laquelle j'arrive.
Entendons-nous bien : j'ai personnellement tendance à penser que tout ne vaut pas n'importe quoi, que certaines formes d'expression artistiques valent plus que d'autres et qu'un fidèle compulsif de M6 est un abruti ou du moins quelqu'un à qui il manque quelque chose. D'un autre côté, je me rends bien compte que je suis du bon côté du manche, que ma maîtrise du matériel culturel est très au dessus de la moyenne, que les manieurs de symboles généralement très en dessous de ce qu'on serait en droit d'attendre d'eux, et que, de ce fait, nous sommes bien en présence d'un outil de domination. Et de surcroît, je ne peux qu'être attiré par une idée de laisser-faire symbolique où chaque opinion vaudrait réellement (même si au final, cela aboutirait presque fatalement à une dictature du majoritaire). Si, comme moi, on n'est pas très satisfait du monde tel qu'il est, il peut paraître souhaitable de faire table rase des vieilles lunes, des ancrages cacochymes et des divinités à bout de souffle. Surtout s'il est flagrant que HC et massacres de masse peuvent faire bon ménage, comme le XXème siècle l'a abondamment démontré. On a suffisamment glosé sur l'impossibilité de faire de la poésie (ie : de pratiquer la HC) après Auschwitz. Il s'agirait maintenant de mettre ses belles paroles en pratique.
Alors donner la parole aux cons, aux beaufs, en bref à ce qu'on appelait jadis la plèbe ? Jouer vraiment le relativisme le plus absolu ? Abandonner les vieilles références et laisser le champ libre à la culture de masse/commerciale pour voir de quoi elle accouchera au final ? Quelle tronche aura le bébé ou plutôt les nombreux bébés ? De toute façon, ce ne pourra pas être pire.
Me voici au bout de ce texte assez confus, je suis le premier à le reconnaître. Mais c'était prévisible : si l'on pense comme moi que la culture, et en particulier la HC, est la dernière valeur occidentale, l'endroit où se condense tout le symbolique mis en œuvre dans nos sociétés, le simple fait d'y toucher, d'y réfléchir et même d'en parler, revient à parler de la société dans son ensemble. Et donc à chaque pas de voir des dizaines de chemins s'ouvrir devant soi.

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Commentaires
M
C'est tout à fait cela : je suis le frere mendiant qui va d'affligé en affligé tandis que l'oeil du Mal balaie sans cesse le terrain pour me repérer. <br /> Assez classe ...
G
Mais non, pas toi, tu es l'éclaireur des masses en détresse, voyons.
M
C'est vrai d'autant que t'es vachement bonne aux boules, c'est toi qui me l'a dit. <br /> Mais tout ça, c'est pour dire que on est l'élite. Nous.<br /> Alors que je dis que l'élite c'est pas cool (merde, quoi !) et qu'elle est en train de muer (elle est pas en train de disparaitre, ne revons pas). Mais elle devrait disparaitre. Et moi avec.
G
Non, mais on ne va pas réécrire "La distinction", tu cites déjà Bourdieu, nous sommes d'accord, la culture est un vecteur de séparation des classes très pratique. <br /> Il y a dans la culture officielle des trucs assez nuls, ce n'est pas parce qu'elle est officielle qu'elle est intelligente. Je ne veux pas dire par là académique, quelle horreur, je veux dire que ce qu'on peut attendre d'un bouquin ou d'un tableau ou d'un film, etc, c'est qu'il fasse réfléchir ou du moins sentir quelque chose qui pourrait amener à un début de réflexion. Voilà en somme pourquoi, je suis d'accord avec toi, vaut mieux jouer aux boules que de se balader en troupeau au Louvre lorsque ça ne nous fait rien. Toi et moi nous le savons, tandis que les ploucs complexent.
M
Escape> Oui, certes, mais tu n'y arrives pas, justement. D'ailleurs je vois mal comment on pourrait dire OBJECTIVEMENT qu'une oeuvre est ESTHETIQUEMENT meilleure qu'une autre. C'est tout simplement pas possible. Elle est en général considéré meilleure par ce qu'elle est plus ceci ou plus cela, ou que les themes sont plutot ci ou ça, c'est à dire des criteres qui eux-memes ont été soumis à l'imprimatur (et on part en recursion). <br /> D'ailleurs il y a des jours ou je prefere American Pie à Casablanca (que je n'aime que moyennement). Comme quoi ... <br /> Ceci étant, oui, il doit être possible d'élaborer des criteres de qualité a minima. Le seul probleme étant d'obtenir un consensus auprès des cons. Et c'est d'ailleurs en fait le sujet de l'article : d'une part le fait que mentalement on est dans un systeme d'ancien regime (eux et nous, les savants et les geux) avec plus de degrés, d'accord et que d'autre part, la mainmise des savants (ie : ceux qui savent ou maitrisent) commence à être battue en breche (et ca peut etre passionnant à terme).<br /> <br /> gc> Ok, d'accord, je suis un socio-traitre, so what :) ? Si moi je dis : Rembrandt, ça me gave, j'estime (et à juste titre) que c'est un avis légitime. Si Duchmol le dit, c'est un gros plouc. Bizarre, non ? Comme je le disais plus haut, mentalement tu es dans une situation d'ancien régime : il y a les ceux qui savent (toi et moi) et les gros cons à qui ils faut donner le sens du beau sans quoi ils jouent aux boules au lieu d'aller au musée et ça, ça craint (question : pourquoi diable ?)<br /> En fait le vrai probleme (un autre, du moins), c'est que la culture (culture esthétique, hein, pas culture dans le sens des choses qu'on sait) n'a jamais rendu personne meilleur. C'est un gros mythe bourgeois qui pue du cul et qui permet d'ailleurs de départager les eux des nous. Si ça ne sert à rien, pourquoi diable se gargariser avec et essayer d'obliger les autres à se le farcir (en dehors du coté discriminatoire) ? <br /> Et puis c'est quoi être intelligent en Art ? Jeff Koons c'est intelligent ? Plus ou moins que Rembrandt ? Marguerite Duras, c'est intelligent ? Plus ou moins que Angot (provoc à deux balles, mais pas tant que ça) ? etc ... J'ai un peu peur que "intelligent" ca veuille trop souvent dire "académique".
Mémoires d'un apathique
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