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Mémoires d'un apathique
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22 mai 2008

L'Invité

On utilise en général le bateau de pêche en résine rouge plutôt qu'un des canoës. Il est plus gros, équipé d'un moteur, de six chevaux certes, mais moteur tout de même, donc plus cher, manifestement plus cher, manifestement pas quelque chose qu'on abandonne sans regrets au fond d'un lac. Idéal pour la démonstration.
L'Invité a évidemment le droit d'en inspecter la coque aussi longtemps qu'il le désire afin d'y déceler des fissures, voire de francs trous par lesquels l'eau pourrait se ruer. Car il s'agit bien de se ruer.
Les habitants de 10-12 hameaux environnants participent à l'expérience. C'est l'invité qui a qualifié cela d'expérience. Les autochtones y sont aussi peu attentifs qu'aux vols rasants des libellules vers le soir. C'est du moins ce qu'ils semblent indiquer par leur mimiques, leurs répliques bourrues et leur mépris condescendant pour l'homme de Paris.
Ce ne sont pas toujours les mêmes - on travaille tard en cette saison - mais on retrouve un noyau dur de bonnes trognes de paysans madrés. Du pittoresque humain déployé en deux demi-cercles autour de l'embarcadère ; au plus près, les hommes et l'Invité ; au plus loin les femmes et les enfants. Ces derniers, plutôt pour le côté fête villageoise, à laquelle sont conviés chiens, de race et corniauds et parfois, même basse-cour caquetante, les grands jours, quand l'Invité est particulièrement méritant.
Les hommes sont sélectionnés pour leur capacité à contempler le ciel d'un air dégagé ou avec le regard vitreux de l'idiot congénital - selon les cas, plutôt que de répondre directement aux bondissantes - mais prévisibles - répliques de l'homme qui en connaît un rayon, qui en a vu d'autres et à qui on le la fait pas. Sélectionnés aussi pour insinuer des on a beau être loin de la capitale, des peut-être, mais par ici, faites moi confiance ou des on n'a pas fait des études, c'est sûr, mais quand même. Le propriétaire du bateau est d'ailleurs celui qui a charge de subir les assauts de l'Invité, qui s'insurge, s'exclame, ne veut pas y croire et demande des preuves - qu'il réfutera en temps utile. Il maugrée, regarde le sol avec insistance, tire d'amples bouffées sur sa pipe, évite de regarder son interlocuteur bien en face, pose parfois une main presque paternelle sur son épaule - La Sagesse tentant de modérer l'ardeur de la Jeunesse - et part dans de cahotantes considérations, très décousues, informes, presque incompréhensibles qui se résolvent en rien au sens strict mais laisse l'Invité bouche bée durant de précieuses secondes. Les autres hommes, eux, approuvent parfois bruyamment leur meneur à grands coups d'interjections vernaculaires, émettent de répugnants bruits de gorge, font mine de se concerter en petits groupes de deux ou trois, et, à la vérité, ont le plus grand mal à garder leur sérieux.
Finalement, on défait les amarres et le petit bateau rouge, relié au rivage par une simple corde que tient son propriétaire, s'en va, calme et discret, comme s'il n'était pas épié par des dizaines d'yeux, vers le centre de l'étang.
Il y a un courant. C'est l'explication. Un courant, allons donc, dans cette eau stagnante, donnez moi donc la corde, mais pas de souci, prenez-la. Et l'esquif continue de se diriger vers le milieu de l'étang, après que le meneur-propriétaire a fait comprendre au sceptique qu'il faut laisser filer la corde et non pas la bloquer - sans quoi rien n'adviendra, c'est bien normal.
Puis l'engin s'arrête.
L'invité tente de le faire bouger en donnant des à coups - non, ne faites pas ça, ce serait de la triche et en plus ça ne sert à rien.  Effectivement, la résine rouge oscille un peu, revient vers la berge, mais  retourne à sa position d'origine dès que la tension mollit.
On attend.
L'esprit fort commence à donner des signes de nervosité ou d'ennui, les autochtones bougonnent, regardent ailleurs, font remarquer que dans la capitale des vertus comme la patience se perdent, ricanent, sculptent aux lèvres de superbes ronds de fumée tout en regardant ostensiblement un collègue à travers l'Invité.
Lequel devient franchement désagréable, râle contre les ploucs, les moustiques, les grosses femmes qui veulent lui parler de mode ou de ce qu'elles s'imaginent être la mode, les jeunes femmes qui semblent rire en l'observant du coin de l'oeil, les gamins idiots, les cabots puants, les poules, les oies, les gorets quand c'est un jour faste.
C'est le moment.
Un chien se jette à l'eau en hurlant. Plus un bruit dans le second cercle. Les hommes, agacés par le peu de politesse de l'Invité, se retournent, comme soulagés d'échapper au fâcheux. Ce dernier suit le mouvement et découvre la surface de l'étang, vierge, hormis deux, trois canards, mais assez loin. Le bateau n'est plus là. Il a coulé en l'espace de quelques secondes. Et de cela, l'invité est certain, il ne s'est pas laisser distraire par les cul-terreux, qu'ils soupçonnent de tricherie à un niveau ou un à autre malgré leurs figures bonasses et leur air à ne pas avoir inventé l'eau tiède. Il a d'ailleurs toujours la corde en main. Difficile toutefois d'affirmer qu'elle n'a pas filé. Il tente de tirer dessus : rien à faire, autant remorquer un âne mort, explique le propriétaire, il est plein d'eau, le lac est profond, il faudrait un tracteur, on fera ça demain.
Le bateau n'est plus là. Il est au fond de l'étang. Seule explication possible.
L'esprit fort remue tout cela dans sa tête comme une salade à essorer.
Il n'y croit pas, mais n'a rien d'autre sous la main.
Il ne sait pas qu'une feuille d'horizon est passée entre lui et l'esquif. Que quotidiennement, tous les soirs, une feuille d'horizon monte depuis les eaux stagnantes et masque le fond du lac. Ca fait des années qu'on le sait, dans le coin. Qu'on n'explique pas la feuille d'horizon, mais qu'on a pu la reconnaître comme telle et s'en méfier aussi. Le bateau est juste derrière, comme de l'autre coté d'un décor peint, au théâtre ou un trompe-l'oeil. C'est pourtant simple. Et il suffit d'attendre, quoi, 20, 30 minutes que la feuille se dissolve pour voir réapparaître le navire et pouvoir le haler jusqu'au rivage.
Le tout est d'empêcher un esprit fort particulièrement fort de se jeter à l'eau pour tenter de nager jusqu'au point supposé de disparition. On ne survit pas à essayer de franchir une feuille d'horizon. Mieux vaut déclencher une bagarre entre les forces de la raison (ou plutôt la force de la raison) et celles de l'ignorance, de l'alcoolisme et de la consanguinité. Bagarre qui ne tourne jamais à l'avantage des Lumières. Heureusement, sans quoi, il y aurait encore un cadavre à faire disparaître, celui d'un nageur proprement décapité, flottant autour du bateau rouge.

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Commentaires
M
Relit attentivement, ami Escape : l'Invité est sur la rive avec la corde du bateau à la main.
E
Je ne comprends pas. Si la feuille d'horizon a dissimulé le bateau alors que l'Invité était dedans, et si on ne survit pas à la traversée d'une feuille d'horizon, alors l'Invité devrait avoir les deux jambes sectionnées, au minimum ?
Mémoires d'un apathique
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