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Mémoires d'un apathique
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8 août 2009

Potlatch

Une des rares qualités du libéralisme : sa capacité de dissolution, des anciennes solidarités, des rites à bout de souffle, des clanismes perclus de rhumatismes. Il porte en lui cette promesse, certes paradoxale : du passé, faisons table rase. Paradoxale, du fait de ce qu'on pourrait appeler l'aporie du libéralisme, à savoir qu'il est défendu bec et ongles par des conservateurs, pour ne pas dire des vieux cons. D'une part, il est indéniable que la révolution industrielle et son corpus théorique sous-jacent (ie : le libéralisme - politique) a fait plus que 10 révolutions d'Octobre pour envoyer l'ancien monde dans les poubelles ou les oubliettes de l'histoire. Il y a évidemment encore beaucoup à faire, mais je ne suis pas bien certain que grand monde ait vraiment envie d'encore accélérer le mouvement - mais on y reviendra. D'autre part, il est tout aussi indéniable que nombre de ses partisans sont abonnés au Figaro ou à La tribune, s'imaginant avec une naïveté touchante que l'on peut être à la fois pour le statu quo sur le plan social et libéral sur le plan strictement économique.

Outre Atlantique, on a pointé ce paradoxe depuis bien longtemps, sans que cela daigne intéresser la patrie de l'Intelligentsia (de l'Idée d'intelligentsia) où nous vivons. Ici, les choses sont simples : le libéralisme est soit

  • Caca, l'horreur absolue sans nuances
  • Le meilleur des mondes possibles (et sans plus de nuances)

Les choses ont un peu changé avec la prise de conscience des séquelles de 68 (des pubards ex-maos, des patrons de presse ex-trotskos, etc ...) et sa vulgarisation (l'image du bobo), mais sans jamais aller jusqu'aux conséquences ultimes du raisonnement, c.a.d que le libéralisme est le pire (ou le meilleur) destructeur du lien social à l'ancienne après lequel tout le monde pleurniche (plus ou moins hypocritement) sans d'ailleurs se donner la peine d'en fournir un début de définition un tant soit peu substancielle.

Qu'à droite, on se lamente sur les incivilités (de la part des pauvres), de l'égoïsme (toujours chez les pauvres) et de l'esprit de lucre (idem), c'est bien naturel tant il est vrai que Droite et pensée critique (ou pensée tout court) n'ont jamais fait bon ménage. Qu'à gauche, on chouine à propos de la perte des repères et autres fadaises, c'est déjà un peu plus surprenant (mais pas tant que ça, la gauche, desillusionnée, ayant pris une posture telle qu'il lui est désormais impossible de simplement penser à propos du réel). Bref, tout le monde se lamente, ce qui est à mon avis le signe le plus patent d'une trouille bleue devant le futur (je parle bien de trouille, pas de l'inquiétude on ne peut plus légitime devant par exemple les menaces environnementales).

[Tout aussi paradoxalement, le seul parti politique à avoir saisi l'enjeu du problème est le Front National qui sait que le libéralisme signifie la fin du monde tel qu'il le fantasme et qui est - logiquement - réactionnaire et non pas conservateur comme la majorité des libéraux. Quand on le taxe de ne pas avoir de programme, c'est un grossier contresens - et, d'ailleurs, depuis quand les autres ont un programme ?]

Personnellement, je suis bien content que les dits repères se barrent en couilles à vitesse grand V. Dans le monde ancien, hierarchisé à outrance, bétonné de certitudes, corseté d'us et coutumes assassines, je serais déjà mort depuis longtemps. Il n'y a qu'en ce début de XXIème siècle qu'on peut avoir des nostalgies pour les vies rurales ou embastillées en usine de nos ancêtres. Il y a encore un siècle, être agriculteur signifiait généralement être à deux doigts de crever de faim. Sans parler du reste (mortalité infantile, espérance de vie dérisoire, etc ...). Il suffit de lire par exemple des romans d'auteurs prolétariens scandinaves (c.a.d d'authentiques prolos ou paysans) des années 1920 pour se rendre compte de ce qu'était la vie en temps là. Tout ne va pas actuellement dans le meilleur des mondes, mais l'amélioration a été sensible ; il est vrai qu'on ne peut pas tout imputer au libéralisme lui-même, mais aussi aux luttes ouvrières et syndicales (dont les protagonistes du mauvais côté du manche n'avaient aucune envie de retourner au statu quo ante).

Bien entendu, ceux qui pleurent la fin du monde ancien (ou plutôt sont en nette avance de phase) s'imaginent soit une société à la Disney, soit qu'ils ne feront pas partie des miséreux, puisqu'eux ont bac+4 minimum (sauf qu'à l'époque, ils n'auraient pas dépassé la communale). Ce dont on ne se rend pas bien compte, c'est qu'on vit dans une société assez surréaliste qui a les moyens de payer plutôt décemment (et parfois presque indécemment) des gens dont la fonction (ie : le travail) est assez nébuleuse, consistant essentiellement en la manipulation de symboles ou des symboles de symboles, symboles assez grossiers de surcroît. Evidemment, on pense au pubards, aux marketeux. Mais c'est vrai de la grande majorité des cadres, de la quasi intégralité du ministère de la Culture et d'une grande partie des boulots adminstratifs. En d'autres termes, on vit dans une société de potlatch permanent, quotidien.

Je sais bien qu'on a souvent opposé les sociétés traditionnelles à potlatch (généreuses et outrancières) à nos sociétés égoïstes et calculatrices, mais c'est un pont aux ânes, une idée molle (Bataille le premier a dit beaucoup de conneries, comme à son habitude, sur le sujet). D'ailleurs, ce n'est de toute façon pas vraiment le propos : une société traditionnelle à potlatch en organisait assez rarement (une à deux fois par an), ne fut-ce que, n'étant pas fondée sur l'accumulation d'artefacts, il lui fallait un certain temps pour justement en détruire suffisamment au cours d'un potlatch.
Je sais bien aussi que le potlatch est par définition une dépense ou une dilapidation ostentatoire. Alors que nos dilapidations de ressources sont tout sauf ostentatoires : quel président de la République avouerait être à la tête d'une population de bras cassés dont il ne comprend pas bien lui-même les activités (à commencer par la sienne) ? Pourtant, il y a bien ostentation, puisqu'on ne cesse d'exhiber notre PIB comme un hardeux ses 27 cms ... Alors je parlerais de dépense ostentatoire inconsciente (au sens freudien), et donc de potlatch inconscient.

J'en ai déjà parlé ici, mais le fonctionnement d'une bureaucratie (et toute entreprise à partir d'une certaine taille est une bureaucratie) est un monstreux potlatch qui ne dit pas son nom, un potlatch chaque jour renouvelé, puisque le but ultime de toute bureaucratie est de produire toujours plus de bureaucratie, c.a.d de l'inutile fastidieux contre espèces sonnantes et trébuchantes, évidemment sans se poser de question sur son propre fonctionnement.

Et l'on est bien en présence d'un potlatch, certes inconscient, mais potlatch quand même ...

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Commentaires
M
Oui, tu as tout à fait raison. Mais comme je ne me suis pas mouillé en parlant de potlatch "inconscient", ça me permet de pouvoir dire que de toute façon c'est bon, puisque c'est "inconscient" :)
P
Yo ! Je viens de te relire, et je crois avoir mis le doigt sur ce qui ne me plaît pas dans ton raisonnement : pour qu'il y ait potlatch, il faut qu'il y ait don/contre-don. Que A donne à B, puis que B se sente obligé de donner à A : ce qui est à l'oeuvre là n'est pas de la générosité, mais de la rivalité. B étant piégé, il n'a pas d'autre choix que de donner à son tour à A pour se désengager. Or je n'arrive pas à voir ce type d'obligation dans nos sociétés, même si je vois bien la dépense...
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