Grandes Espérances
Je n'arrive pas à lire plus de 3 pages du livre. Je suis sans cesse obligé de m'arrêter pour souffler et le reposer. Reprendre ma respiration qui semble s'être noyée quelque part vers le diaphragme. Chasser les larmes qui se sont accumulées dans mes orbites. L'idéal serait de sortir dans la rue en courant ou au moins en marchant très vite lâchant mes pleurs comme une bruine discrète. Très joli. Mais j'en suis bien incapable : il fait trop froid dehors et j'ai déjà assez de mal à me réchauffer sous la couverture en pleine journée. En plus, dehors, c'est plein de gens qui occupent tous les interstices. Je pourrais faire peut-être 20 ou 30 mètres avant de rebrousser chemin. Et revenir dans le lit en me demandant si je me remets au livre ou pas.
Tous ces gens qui me collent des pains, des gens que parfois que je ne connais même pas. Des pains mentaux bien sûr. Je ne me suis pas pris de coups depuis 20 ans. Le ressac dégoutant des scènes où je me mets minable tout seul. Première vague de rasoirs, deuxième vague de rasoirs, et ainsi de suite. La houle qui fait alternativement flic-floc et schlack-schlack. Comme un fruit qu'on pèle sans vraiment se demander s'il est vivant, si c'est animal ou légume. Ils font pareil avec moi. Je ne suis pas vivant. Ou alors, à la rigueur, comme un crustacé. C'est robuste les crustacés, on les balance en vie dans l'eau bouillante avant de les manger. Pas de pensées émues pour l'arthropode, puisqu'un crustacé, ce n'est jamais qu'un insecte à exosquelette avec nettement plus de bonnes choses à l'intérieur. Heureusement, sinon personne n'en commanderait dans les restaurants, et les chinois ne mettrait pas d'énormes blattes et leur carapace dans des aquariums à l'entrée. L'important, c'est de traiter la plus ou moins vermine non pas avec mépris mais avec indifférence. Ne pas s'attarder aux pensées intimes du hanneton ou à leur possible existence.
Le livre a mauvais esprit. Ou mauvaise influence. Il m'oblige à le lâcher et à faire des aller-retours contrariés dans les 40 m2 encombrés d'un tas de saloperies que je devrais ranger. Mais ce n'est évidemment pas le moment. Pas alors que je pense à 1) qui m'envoie chier alors que je n'ai rien fait 2) qui m'a probablement envoyé chier mais je ne me souviens plus 3) qui m'enverras chier la prochaine fois que je le/la verrais. Pas alors que j'ai les mâchoires si serrées que je vais encore faire sauter des dents à terme. D'ici quoi ? Un mois, deux mois, six, je sentirai comme une palpitation molle dans la bouche, vaguement douloureuse : je mettrai mes doigts pour voir ce que c'est, mais j'aurai déjà deviné, alors j'irai à la pêche et, après un petit coup sec légèrement rotatif, je ramènerai une molaire pas en très bon état, le dessus tout crevassé, et les racines un peu sanguinolentes.
Le livre est très classe, il décrit tellement bien les sensations, les jugements réflexifs, une précision de qui est qui et comment, tout ceci s'articule merveilleusement, on dirait un psychiatre à l'armée qui met soigneusement en ordre ses fiches de P4 et de ceux qui se foutent ouvertement de sa gueule pour essayer de tirer au cul. Quand je pense à moi, c'est toujours très opaque, je ne ressens rien de manière claire, qui puisse être expliqué à un tiers. Je me regarde et c'est comme une silhouette, un double noir, au travers duquel on ne voit rien, et à l'intérieur duquel toute exploration est impossible. C'est une masse pas très agréable, comme un oedème, sauf qu'un oedème enkyste un corps et qu'il n'y a pas de corps. Enfin, si, il y a un corps, enveloppé de peau, traversé de fourmillements et de raideurs qui se déplacent lentement, mais essentiellement dans les mâchoires, le haut du dos et les lombaires. Ce n'est pas de ce corps là dont je voudrais parler. Tout le monde le voit, et personne n'en doute. L'autre me pose problème, le bloc sombre qui ne dit rien, ne transmet rien et qui, du fait de sa couleur passe-muraille, est invisible.
Tous les jours des gens disparaissent. C'est ce que prétendent les rapports de police. Si on creuse un peu le sujet, on s'aperçoit que :
1) Une partie de ces gens s'enfuient pour une raison ou pour une autre, changent de vie, d'identité, de pays, que sais-je ?
2) Une autre, on la fait disparaitre. Tueurs psychopathes, traite des blanches, meurtres crapuleux et bien dissimulés. Cette partie là, donc, on la fait disparaitre.
3) Cas particulier du précédent : des gens meurent de mort naturelle dans des endroits isolés et on ne retrouve pas leur corps.
Ce qui veut dire qu'au final, personne ne disparait. Même les morts ne sont pas des disparus. Ils sont bel et bien là, dans le cercueil ou sous la terre, mais il va falloir un certain temps avant qu'il n'en reste rien. Nos chers disparus n'ont pas disparu. Il y a un temps de latence, mais personne n'en tient compte. Disparaitre, ce n'est pas ça. Il faudrait s'amenuiser au fur et à mesure jusqu'à ce que les traces de soi deviennent si infimes qu'on puisse conclure à une disparition. Mais c'est impossible pour des raisons triviales. Parce que l'amenuisement va de pair avec la perte du contexte social, en d'autres termes, à force de dériver d'hôtels obscurs en hôtels encore plus obscurs, on finit par ne plus être capable de gagner de l'argent, et c'est aussi un des buts de l'opération. Sauf que le corps se rebiffe, parce qu'il a faim, froid, mal et qu'il faut de l'argent pour enrayer cette hémorragie, et que cet argent, il faut aller le chercher en s'extrayant de la province amoindrie que l'on a mis tant de temps à construire.
En résumé : personne ne disparait et ne peut même le faire. J'ai beau le savoir, je me rêve encore en bourgeois de Calais, la corde au cou et en chemise de nuit à l'ancienne, marchant vers les soldats anglais avec leur casque rond à la con sur la tête, sauf que je les dépasse et poursuis mon chemin sans que personne ne s'en aperçoive et je continue sur la route, jusqu'à ce que je me dilue enfin sur la ligne d'horizon, à moins que je ne sorte du décor dans un virage ou après le sommet d'une côte.
Alors je reprends le livre, pour 3 ou 4 pages, parce que je n'ai rien de mieux à faire, et que le mal qu'il me fait, je lui extorque et j'en redemande.