La folie
Bonsoir
Ton véhicule n'a pas l'air d'avoir de passager
Peux-tu, veux-tu me recevoir ?
Sans trop te déranger.
Mes bottes ne feront pas trop d'écho dans ton couloir
Pas de bruit avec mes adieux
Pas pour nous les moments perdus en attendant un certain au revoir
The Stranglers
Je vous écris, mademoiselle, sans quoi vous ignorerez
jusqu'à mon existence, et c'est justement ce que je ne veux pas. Je sombre peu
à peu et tiens à m'imposer à vous qui n'en avez certainement pas
envie. Je pense que vous devez être assez surprise de lire cette lettre et à
vrai dire de l'avoir reçue. C'est que je vous ai suivie, voyez-vous, jusqu'à
votre immeuble, et j'ai eu la chance de vous voir ouvrir votre boite aux
lettres. Vous ne m'avez pas remarqué, je sais, mais en l'occurrence, c'est tant
mieux. L'important pour moi fut d'avoir un nom et une adresse à mettre en
regard de votre visage. Ne froncez pas les sourcils et laissez moi continuer.
Quand je vous ai croisée, je suis resté figé alors que vous continuiez en sens
inverse ; un peu comme si mon sang s'était transformé en mercure, et j'avais
des avortons de larmes aux yeux. Laissez moi vous expliquer : je n'avais
pas ressenti cela depuis ... Si longtemps. Je m'en souviens encore : je devais
avoir 16-17 ans, et de la même façon j'ai croisé une jeune fille d'à peu près
mon âge, plus jeune que vous, donc. De la même façon, je suis resté tétanisé,
persuadé d'avoir rencontré celle qui m'était de tout temps destinée. Je sais
bien que ce genre d'hallucination est fréquente chez les adolescents, mais elle
n'en est pas moins une expérience des plus intenses, expérience après laquelle
on soupire quand la grisaille des années s'est accumulée. Le temps que je sorte
de ma catalepsie, elle avait disparu ; peut-être n'avait-elle jamais existé.
J'avais 16-17 ans, donc il y a de cela bien plus longtemps que vous n'avez
d'années.
Je me doute bien que vous grommelez, protestez en votre for intérieur contre
tous ces cinglés. Car malgré votre visage de Madone, vous êtes d'une banalité à
pleurer. Cela aussi je l'ai deviné au fil du temps. Il y a un hôtel en face de
chez vous, l'avez-vous noté ? Oui, oui, cela fait beaucoup de chance en ma
faveur. Je m'y suis installé. J'ai pu observer vos allées venues, et pour être
franc, un peu de votre vie aux jumelles. Vous n'avez pas encore lâché la lettre
? Ne l'avez pas brûlée ? Bien. Oui, vous êtes banale, et vieillirez très mal ; il me faut
profitez de votre jeunesse, moi presque vieillard, et tenter de faire des
fragments de votre vie un vitrail dont je puisse être fier, et vous de même.
Non, ne secouez pas la tête. Inutile de vous lever non plus pour tirer le
rideau, je ne suis pas en face derrière mes verres grossissants. J'ai quitté
l'hôtel après avoir fait mon miel de vos pépites. Je n'avais plus rien à y
faire ; vous allez bientôt disparaître ; votre singularité va se dissoudre dans
une morne vie d'adulte. J'ai bien examiné celui que vous avez choisi comme père
de vos futurs enfants et qui vous baise si mal, passez-moi l'expression. Vous
n'auriez pas pu choisir plus terne compagnon ; c'est à lui que seront dédiées
chacune de vos rides et vergetures à venir. Mais c'est votre choix pour entrer
dans la carrière ; et c'est justement le choix de ce choix qui me fait dire que
vous êtes si banale, et que j’ai été fou de vouloir espérer voir en vous le
diamant … Non, laissez, je m’emporte. Tout cela ne pouvait de toute façon pas
durer. Vous ne pouviez pas rester éternellement sur ce point d’équilibre,
parfaite mais sur le fond immobile. Et je ne pouvais pas rester éternel
locataire de cet hôtel. Encore que si … Je ne vous cacherai pas que
l’apparition de votre amant/fiancé/futur papa a été pour moi un rude choc. Non
pas par jalousie puisque j’étais destiné à rester sempiternellement caché. Mais
parce que cela m’a ramené sur Terre. Et m’a remis en mémoire tout ce que vous
pouvez avoir de déplaisant : votre morgue née de votre si gracieux visage,
votre joie imbécile lorsque vous conduisez votre voiture, votre soif
d’imitation envers vos amies (pas bien terribles vos amies ; vous êtes le chef
incontesté de votre clan et ce n’est certainement pas par hasard).
Cordiales salutations émues d’un admirateur inconnu.