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Mémoires d'un apathique
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9 décembre 2006

La folie

Bonsoir
Ton véhicule n'a pas l'air d'avoir de passager
Peux-tu, veux-tu me recevoir ?
Sans trop te déranger.
Mes bottes ne feront pas trop d'écho dans ton couloir
Pas de bruit avec mes adieux
Pas pour nous les moments perdus en attendant un certain au revoir

The Stranglers

Je vous écris, mademoiselle, sans quoi vous ignorerez jusqu'à mon existence, et c'est justement ce que je ne veux pas. Je sombre peu à peu et tiens à  m'imposer à vous  qui n'en avez certainement pas envie. Je pense que vous devez être assez surprise de lire cette lettre et à vrai dire de l'avoir reçue. C'est que je vous ai suivie, voyez-vous, jusqu'à votre immeuble, et j'ai eu la chance de vous voir ouvrir votre boite aux lettres. Vous ne m'avez pas remarqué, je sais, mais en l'occurrence, c'est tant mieux. L'important pour moi fut d'avoir un nom et une adresse à mettre en regard de votre visage. Ne froncez pas les sourcils et laissez moi continuer. Quand je vous ai croisée, je suis resté figé alors que vous continuiez en sens inverse ; un peu comme si mon sang s'était transformé en mercure, et j'avais des avortons de larmes aux yeux. Laissez moi vous expliquer : je n'avais pas ressenti cela depuis ... Si longtemps. Je m'en souviens encore : je devais avoir 16-17 ans, et de la même façon j'ai croisé une jeune fille d'à peu près mon âge, plus jeune que vous, donc. De la même façon, je suis resté tétanisé, persuadé d'avoir rencontré celle qui m'était de tout temps destinée. Je sais bien que ce genre d'hallucination est fréquente chez les adolescents, mais elle n'en est pas moins une expérience des plus intenses, expérience après laquelle on soupire quand la grisaille des années s'est accumulée. Le temps que je sorte de ma catalepsie, elle avait disparu ; peut-être n'avait-elle jamais existé. J'avais 16-17 ans, donc il y a de cela bien plus longtemps que vous n'avez d'années.
Je me doute bien que vous grommelez, protestez en votre for intérieur contre tous ces cinglés. Car malgré votre visage de Madone, vous êtes d'une banalité à pleurer. Cela aussi je l'ai deviné au fil du temps. Il y a un hôtel en face de chez vous, l'avez-vous noté ? Oui, oui, cela fait beaucoup de chance en ma faveur. Je m'y suis installé. J'ai pu observer vos allées venues, et pour être franc, un peu de votre vie aux jumelles. Vous n'avez pas encore lâché la lettre ? Ne l'avez pas brûlée ? Bien. Oui, vous êtes banale, et vieillirez très mal ; il me faut profitez de votre jeunesse, moi presque vieillard, et tenter de faire des fragments de votre vie un vitrail dont je puisse être fier, et vous de même. Non, ne secouez pas la tête. Inutile de vous lever non plus pour tirer le rideau, je ne suis pas en face derrière mes verres grossissants. J'ai quitté l'hôtel après avoir fait mon miel de vos pépites. Je n'avais plus rien à y faire ; vous allez bientôt disparaître ; votre singularité va se dissoudre dans une morne vie d'adulte. J'ai bien examiné celui que vous avez choisi comme père de vos futurs enfants et qui vous baise si mal, passez-moi l'expression. Vous n'auriez pas pu choisir plus terne compagnon ; c'est à lui que seront dédiées chacune de vos rides et vergetures à venir. Mais c'est votre choix pour entrer dans la carrière ; et c'est justement le choix de ce choix qui me fait dire que vous êtes si banale, et que j’ai été fou de vouloir espérer voir en vous le diamant … Non, laissez, je m’emporte. Tout cela ne pouvait de toute façon pas durer. Vous ne pouviez pas rester éternellement sur ce point d’équilibre, parfaite mais sur le fond immobile. Et je ne pouvais pas rester éternel locataire de cet hôtel. Encore que si … Je ne vous cacherai pas que l’apparition de votre amant/fiancé/futur papa a été pour moi un rude choc. Non pas par jalousie puisque j’étais destiné à rester sempiternellement caché. Mais parce que cela m’a ramené sur Terre. Et m’a remis en mémoire tout ce que vous pouvez avoir de déplaisant : votre morgue née de votre si gracieux visage, votre joie imbécile lorsque vous conduisez votre voiture, votre soif d’imitation envers vos amies (pas bien terribles vos amies ; vous êtes le chef incontesté de votre clan et ce n’est certainement pas par hasard).

Il se pourrait que vous gardiez cette lettre dans quelque endroit secret, et que vous la ressortiez plus tard, quand vous serez bien vieille, que votre moitié sera chauve et bedonnante, que vous vous retournerez sur le néant de ces années passées ; vous vous verrez créature unique, précieuse, infiniment fragile, vouée à la disparition ; par mes yeux. Mais il est plus probable que vous la détruisiez ou la jetiez après avoir haussé les épaules.

Cordiales salutations émues d’un admirateur inconnu.

 

 

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Commentaires
T
Le romantisme est un sentiment inconnu des femmes, elles qui ne recherchent que la sécurité. J'ai lu Belle Du Seigneur vers 18 ans. Jamais hélas je n'ai été démenti.
M
Les fous sont parfois lucides ; leur folie provient parfois du fait qu'ils ont tendance à oublier ce qu'il ne faut pas dire ...
C
Lucide dans sa folie...
M
C'est un texte certes un peu cruel. Mais comme le titre l'indique, il s'agit d'un texte d'un fou. Soyons donc rassurés :) ...
C
Mmmmh<br /> Et je tombe sur ce texte...Parfois dans la vie tout vous paraît être lié, tout se rejoint. Il est un peu dur et s'arrête un peu tôt mais merci de ce texte. Je ne suis pas celle là mais je sais comment on le devient...et je l'ai échappé belle ce coup-ci...
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