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Mémoires d'un apathique
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21 mai 2009

Encore une belle histoire

Il prétendait que le temps lui filait entre les doigts pour venir s’accumuler en graisse à hauteur de la ceinture. Que ses dents, comme ses cheveux, tombaient. Qu’il s’avachissait, devenait une serpillière dotée de poumons encrassés, de guiboles de plus en plus cagneuses, et d’un néo-cortex bas de gamme qui partait en sucette.
Qu’avant c’était un homme à femmes.
Avant d’enfler, de ralentir de partout et de s’enlaidir.
Je le savais bien, moi, qu’il n’avait jamais été ce qu’on appelle un « homme à femmes ». Même à sa grande époque, quand il arrivait encore à séduire quelques égarées à la tchatche, et pas n’importe quelle tchatche, il avait du mérite, fallait lui reconnaître ça, uniquement avec des sujets un peu abscons, de l’histoire de l’art, des mentalités, de l’histoire tout court, aussi.
Il avait toujours eu ces traits assez ingrats, pas une sale gueule au sens strict, plutôt la gueule de tout le monde, la gueule transparente, de celles sur lesquelles on bute tous les jours dans le métro ou sur les lieux de travail. Il n’avait jamais franchement eu de gueule, à le noter on lui aurait accordé un moyen-moins, pas de quoi non plus se couvrir la tête de cendres, cela n’avait rien de rédhibitoire.
C’est vrai qu’avec l’âge cette ingratitude des traits s’était marquée, fossilisée, mais dans le mauvais sens du terme, rien d’une ammonite prise dans le grès et infiniment plus belle qu’elle ne le fut jamais dans les eaux mésozoïques, de son vivant. Il s’était empâté, surchargé de flasque, et son insignifiante laideur avait viré au masque presque léonin.
Presque. Parce qu’à son âge, il avait fini par se hausser au dessus de la moyenne, non pas en vertu d’une paradoxale grâce des décades perdues mais du fait de l’effondrement des autres concurrents en vue de la ligne d’arrivée.
Moi, je l’écoutais récapituler la liste des ses désillusions, de ses avanies, sans intervenir. Il faisait chier, j’en étais conscient, mais j’étais aussi conscient de mes tics de Saint Bernard dont je ne pouvais me dépêtrer.  La petite sœur des pauvres qui veillait en moi, toujours à l’affût, venait de se dégotter un gibier de choix et j’approuvais de temps à autre d’un signe de tête (de haut en bas), partagé entre un ennui bien compréhensible (et l’envie de me tirer de là vite fait) et une morose délectation.
Il avait bien envisagé d’aller bille en tête à la rencontre de sa proie et de lui demander, comme ça, franco, de coucher avec lui. Il l’avait envisagé, Dieu sait combien de fois. Envisagé. Il n’avait jamais eu peur – ni l’intuition – de donner dans le kolossal cliché, aussi visible qu’une cathédrale gothique au beau milieu d’un champ de blé après la moisson. Et ce n’était pas maintenant que j’allais le lui dire.

C’est un peu plus tard que j’ai entendu parler de cette histoire. Une rumeur, un bobard tellement énorme que je le soupçonnais d’en être la source. Bien son genre d’accaparer l’attention de manière détournée, avec peut-être l’idée derrière la tête que cela titillerait quelques filles suffisamment névrosées pour venir dans son lit.
Alors je suis allé le voir et il a avoué sans trop se faire prier, plutôt fier de lui.
J’avais bien confirmation de ce que j’avais supputé.
J’aurais peut-être du lui dire qu’il était pathétique. Mais qui était pathétique ? Les quinquas qui se branlaient tous les jours devant des DVD téléchargés, ceux qui allaient aux putes ou lui qui s’inventait son petit psychodrame personnel ? Alors j’ai fermé ma gueule et je l’ai suivi.

Il m’a demandé de me tenir à une certaine distance pour que je ne puisse pas être identifié comme témoin. Je me suis posé sur un des rares bancs de la rue d’où j’avais une assez bonne vue sur la sortie du métro. Et il a commencé sa distribution. Sans rien faire de particulier. Comme s’il s’agissait de prospectus pour de l’électroménager, des clubs de fitness ou de la propagande trotskyste à bout de souffle. Evidemment, il prenait soin de ne tendre son bout de papier qu’aux femmes, mais avec un tel naturel que nul n’aurait pu le remarquer – à part moi, bien sûr, qui était dans la confidence. En général, elles ne le lisaient pas, son papelard, comme tous ceux qu’elles daignaient prendre à ses alter ego, et le balançaient dans la première poubelle qu’elles rencontraient. D’autres s’arrêtaient, médusées, assez loin de lui, comme si elles venaient enfin de comprendre ce qu’elles avaient sous les yeux, se retournaient dans sa direction, jetaient encore un coup d’œil à l’annonce avec le numéro de téléphone accolé, puis accéléraient et disparaissaient dans la foule, non sans s’être débarrassé du papier en pleine rue. Les rares qui réagissaient alors qu’il était encore à portée de voix restaient elles aussi interloquées, le regardaient à la dérobée puis, de même, se carapataient avec une étonnante fluidité, comme des souris passant à côté d’un chat endormi. Certaines abandonnaient au plus vite l’ignominie imprimée sur papier cul en lui faisant rejoindre le sol, d’autres la conservaient, j’en ai même vu une qui la glissait dans son sac à main.

Je n’ai évidemment jamais eu le courage de lui demander si « ça marchait ».

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