Le mytho en action
Tout en buvant ce martini plus-dry-tu-meurs, je sens qu'il va falloir que j'explique à la jeune femme à ma droite qu'elle me lâche un peu. Pour une raison qui m'échappe, elle semble fascinée par ma personne, alors qu'il n'y a vraiment pas lieu de l'être : j'ai mal au ventre, j'ai mal à la tête, la musique me casse les tympans, qu'est-ce que je fous là et c'est qui, cette fille ?
Au lieu de faire simple et me tirer en prétextant n'importe quoi, je lui explique avec un sérieux qui m'étonne moi-même qu'elle est absolument ravissante, mais que, vois-tu, mes couilles ont été arrachées par une mine en Bosnie.
Mauvaise pioche.
De fascinée, elle passe à subjuguée.
Oh putain, que j'ai mal au ventre, ça m'apprendra à accepter n'importe quoi de n'importe qui.
En attendant, il faut que je développe un petit peu. Je ne lui ferais pas l'affront d'imaginer qu'elle ignore ce que furent les Brigades Internationales. Oh que non, qu'elle se récrie.
Bien.
En Bosnie, il y eut de vagues équivalents. Grands yeux étonnés. C'est vrai qu'elle est jolie, tout bien considéré, mais que veux-tu, les média n'en ont jamais parlé, on ne peut à être à la botte de l'OTAN et faire un vrai boulot d'information en même temps. Elle agrée. Une bobo de gauche, il fallait que ça tombe sur moi, elle a peut-être même lu Halimi. En gros, princesse, les fachos ouest-européens se sont engagés dans des unités paramilitaires serbes, et les bosniaques ont récupéré des fondamentalistes venus du Maghreb, du Pakistan, voire de l'Afghanistan.
Attends je reviens.
Petit tour au gogues histoire de repasser une deuxième couche de Ripolin.
Quand on affabule, le tout est de rester plausible, de parsemer son discours de petites pépites de réalité ou à défaut de légendes urbaines certifiées.
De subjuguée, elle passe à mesmérisée.
Qu'est-ce que je foutais là-dedans ? C'est un peu long à expliquer. Je voulais être dans le bon camp, pour simplifier. Mais y'a pas de bon camp. Les milices ont toujours préféré s'en prendre aux civils qu'aux troupes en armes.
Là, je sens qu'elle n'en peux plus, je me fonds dans son archétype personnel du vieux baroudeur revenu de tout, mais qui a su garder son humanité intacte.
D'un autre côté, pourquoi je ne peux jamais m'empêcher de mentir comme un arracheur de dents ?
Oh putain, que j'ai mal au bide !
Bref, c'était vraiment pas joli joli. Non, je t'en parlerai pas, je préfère pas ramener ce genre de souvenirs à la surface. Pas pour rien que tous les gens (ou presque) qui ont fait la guerre ne veulent plus jamais faire un comeback.
Bon là, c'est l'apothéose : de mesmérisée, elle passe à statufiée.
Je suis donc passé dans une unité de déminage, un boulot vraiment utile, et puis un jour : boum ! Les risques du métier. Je suis resté 4 mois à l'hopital, au début à Sarajevo, puis en France après mon rapatriement.
Elle reste sans voix ; j'en profite pour commander un autre Martini, ce qui est loin d'être la meilleure idée de la soirée.
La vache, qu'est-ce que j'ai mal au ventre !