Journaliste : pourquoi pas moi ?
Elle se plaignait dans ce café bruyant.
[Pourquoi les gens apprécient-ils autant les cafés où la musique est tellement poussée à fond que l'on entend rien ou presque de ce que raconte l'interlocuteur ? A cause du signe de convivialité que le doigt de la musique indique ? Ce doigt qui désigne la lune mais qui est le seul à être remarqué.]
« Se plaindre » est peut-être un terme légèrement excessif. Mais ce que j'entendais n'était aussi qu'une reconstitution plausible de ce qu'elle articulait dans le raffut. Je peux donc me tromper.
En substance, l'affaire se résumait à ceci : l'un de ses amis était militant de quelque chose, et je ne sais trop comment, ni pourquoi, se retrouvait à faire un boulot de journaliste pour ce pour quoi il militait. Et elle le déplorait, puisqu'il lui piquait ainsi son boulot, l'empêchant - lui et ses confrères journalistes amateurs bénévoles - de quitter son poste actuel.
Elle n'avait pas tort, mais j'en tirais des conclusions différentes : si le militant graphomane pouvait prétendre faire un boulot de journaliste, c'est que n'importe qui - ou presque - pouvait faire le boulot d'un journaliste. Et ce n'était pas uniquement vrai pour le journalisme.
A partir d'un certain niveau de diplômes, dans 80, 90 voire 99% des cas, n'importe qui peut faire le boulot de n'importe qui. Nous vivons dans une société de boulots non qualifiés. Après un petit stage de 2-3 mois, un quelconque bachelier peut prétendre à n'importe quel poste. Dans le cas du journalisme, c'est flagrant : quelles compétences demande-t-on à un journaliste ? Même pas celui de savoir écrire correctement le français ... Il y a des correcteurs et des secrétaires de rédaction pour cela ... Alors ? Ca me rappelait l'interview du patron de « LIbé » que j'avais entendu à la radio. Un type d'une stupidité aussi crasse n'aurait du être que ... je ne sais pas moi ... Livreur de pizza, tondeur de pelouse ou nettoyeur/salopeur de pare-brises aux carrefours. Et il était patron de « Libé » ... Un type pour qui la critique universitaire - ou autre - des media n'était due qu'au ressentiment. Comme si tout le monde ne rêvait que de réécrire les news AFP ...
Je pourrais être journaliste. tu pourrais être journaliste, il, elle pourrait être journaliste, nous, vous, ils pourraient être journalistes. Ne manquent que l'envie, la motivation, la détermination - pardon, la chance et les réseaux.
Mais comme je le disais, c'est vrai de n'importe quel boulot - ou presque. Tu veux être informaticien ? Programmeur ? A la portée du premier con venu. Tu veux être cadre ? Faut juste savoir faire un emploi du temps - un planning, ça s'appelle, être servile avec les forts et dur avec les faibles. Conseiller clientelle dans une banque ? Idem. N'importe quoi dans l'administration ou dans une bureaucratie publique ou privée ? Idem.
Ensuite c'est une question d'éthique - ou de bêtise crasse. DRH ? Le dernier des abrutis venus - avec son bac, allez, soyons restrictifs, peut le faire. Mais c'est comme charrier la merde ; il y a une masse de gens qui répugnent à cela et ne tiennent pas pour acquises les excuses du SS moyen (1- je n'ai fait qu'executer les ordres 2- si c'est pas moi qui le fais, un autre le fera).
Même les boulots à connotations « artistiques » sont loin d'être inabordables. Vous voulez être monteur ? Aucun problème ; ça s'apprend en quelques mois à moins d'avoir 0.01 à chaque oeil.
C'était vertigineux. La société soit disant développée, la société du XXIème siècle, n'était peuplée que de gens interchangeables aux compétences nulles ou bien elles-mêmes interchangeables. C'était logique quand on y réfléchissait : après la disparition de l'artisanat, la logique de la chaîne, de l'ouvrier non-qualifié devenait le paradigme de la production.
Boulots inutiles, boulots aspirateurs d'incompétence, boulots disqualifiés en leur essence et donc ne requiérant aucune qualification, boulots pédalant dans le néant et ne réclamant que le néant aux commandes. Et du fait de la nudité même du roi, justifiant des disparités de salaires hallucinantes.
Un paradoxe de plus, mais il faudra continuer à en empiler par ballots pour que nul ne puisse dire et se dire que ces disparités ne sont fondées en rien, et moins que jamais, sinon sur des tours de passe-passe et des délires idéologiques, la soumission des uns et la rapacité des autres, en dernière instance.