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Mémoires d'un apathique
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9 décembre 2007

La femme-escargot

On s'était retrouvés là pour un reportage. Là, c'était un endroit paumé, une combe désolée au bas de laquelle le village de yourtes avait été dressé. Entre nous, on l'appelait Le Camp. Sans raison bien définie ; on était plutôt bien disposés envers ces gens qui avaient quitté les circuits lambda. Je suppose que c'était cet environnement sinistre qui nous avait inspirés.

On était là pour les interroger ces gens, pour savoir le comment ordinaire, le micro-système économique qui régissait leur monde ou plutôt pour qu'ils nous disent si, oui ou non, il était viable. Et sous quelles conditions, avec quelles astuces. On avait toujours fantasmé, les uns comme les autres,sur l'autarcie radicale, et on venait, curieux - et d'une certaine manière  pleins d'espoir - pour que les autochtones nous racontent de quelle façon c'était possible.
Avec la DV, la perche et quelques micros HF.
Mais, expliquer qu'une autre vie était envisageable et ses modalités, ça les emmerdait les gus. Tous leurs visiteurs devaient arriver la gueule enfarinée au zoo humain pour leur poser les sempiternelles mêmes questions. Nous répondre de nous y mettre pour de bon, au lieu de rester à tripoter nos espoirs confus et quelque peu effrayants, voilà ce qui les démangeait, les habitants des yourtes.
D'autant que leurs conversations tournaient toutes autour de la femme-escargot. Notre présence n'y avait rien changé.

Je me suis retrouvé dehors avec le médecin, dans le vent polaire descendu des montagnes. Interdiction de fumer dans les yourtes. Alors les accros de la clope étaient bien obligés de bavasser ensemble, tirant sur le cylindre rougeoyant, et meublant les inter-bouffées, de quelques mots et phrases.
Il était gynécologue de formation et avait tout laissé tombé quand il avait pris conscience de ce à quoi était promis les gamins qu'il mettait au monde,  de ce sur quoi la souffrance des mères en clinique allait fatalement déboucher.
C'avait été une bonne chose pour le groupe d'avoir un médecin. Les frais diminuaient et les contacts avec le monde extérieur pouvaient se faire encore plus rares.
C'est en apprenant son ancienne spécialité que  la femme-escargot avait formulé sa demande.

-  C'est  que l'escargot  est hermaphrodite, voyez-vous. Enfin, pas vraiment. Il est  mâle ou femelle, pas les deux en même temps. Il ne peut pas se féconder lui-même.
- Oui, je sais ...
- Bon, ben, c'est ça qu'elle voulait la femme-escargot : auto-engendrer. J'ai eu beau lui expliquer que c'était pas possible, mais elle a rien voulu savoir. Quelle prise de tête !
- Et ?
- On a fini par arriver à un ... Un protocole, disons. Quelque chose qui pouvait la satisfaire et qui soit techniquement possible.
- Fécondation assistée ?
- C'est ça, oui.  Elle ne voulait pas d'un géniteur. Alors on a transigé pour un géniteur anonyme. Mais  fallait que ça se passe en secret.
- En secret ?
- Oui, c'est ça le pire. Vous imaginez déjà que faire une fécondation assistée dans un endroit pareil, c'est pas vraiment de la tarte. Mais elle ne voulait pas s'en rendre compte. Elle voulait un truc comme la vierge Marie, je me réveille un matin en cloque, c'est un miracle, rendons grâce au Seigneur !
- Vous déconnez !
- Non, c'est bien là le drame. Je ne déconne pas. Il a fallu qu'on se glisse dans sa yourte durant son sommeil, qu'on en profite pour lui faire  une anesthésie alors qu'elle était inconsciente et qu'on lui envoie le machin, enfin bref ...
- Sur le fond, ce n'est pas très légal, non ? Et les normes de sécurité, et tout ça ?
- C'est pas l'hôpital américain de Neuilly ici. Et de toute façon, elle avait signé une décharge. Enfin, verbalement. Mais attendez. Ca a pas marché tout de suite. On a du s'y reprendre 3 fois !
- J'arrive pas à croire qu'une opération de cette envergure soit possible dans un ... endroit comme celui-ci
- J'ai gardé des contacts à l'hôpital de Pau ; des amis sont venus m'aider ; ils ont même apporté un peu de matos. C'était un bordel, vous imaginez même pas !

Evidemment, on est allé la voir, la femme-escargot.
On a d'ailleurs été un peu déçus. Juste un peu renfermée, mais rien de la folle en technicolor à laquelle on s'attendait. A vrai dire, ce fut même la seule a nous expliquer de bon coeur l'économie  du village, comme si  elle ne tenait pas à parler de son cas, et pratiquait la diversion à outrance.
Le gamin était plus intéressant : ouvert et pétant le feu, comme tous les gosses, il avait toutefois une subtile qualité supplémentaire : il avait la grâce du chat, cet air de s'en foutre de nous et de nous tenir pour quantité négligeable, tout en restant avenant et pour tout dire suprêmement élégant.
Il était là sans vraiment y être, nous faisant l'aumône de ses sourires éblouissants, mais on sentait qu'il pouvait partir à tout moment faire sa sieste ou cavaler dans la rocaille.
Très intelligent, aussi. Très brillant. Mais avec toujours cette impression de nonchalance, de ne pas nous dévoiler toutes ses capacités.
Fascinant, mais protégeant son intimité sans que quiconque ose passer outre.

Quand on est parti, il m'a offert (pourquoi à moi ?) un sifflet taillé dans du bois. Sauf qu'à la place de la tête d'oiseau réglementaire, il était orné d'un masque de tragédie grecque. Celui qui sourit. En miniature, bien sûr.

 

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Commentaires
M
C'est interessant ce que tu me racontes là, mais je ne vois pas bien le rapport. Comme je suis brave, je vais quand même fournir de l'eau à ton moulin : le pb de la représentation, c'est qu'il y a une attente de représentation, donc in fine une série de clichés tout prets parce que les gens, sur le fond, la vraie altérité, ils n'y tiennent pas trop.
P
Certes... d'ailleurs moi aussi, mais le problème de s'en remettre à l'expérience d'un-e autre est de tomber dans le célèbre "tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation", héhé. C'est un truisme, oeuf corse, mais il faut avouer qu'il y a médiatisation dans ce que raconte l'autre, ou dans ce que l'autre écrit - plutôt, ne s'agit-il pas là de médiation ?<br /> <br /> Cependant, on ne peut tout vivre, il est donc intéressant d'en passer par une médiat(isat)ion préalable pour savoir ce qu'on a envie de vivre. Sinon on peut aussi parler des plaisirs sodomites sous prétexte qu'on est gay-friendly et qu'on connaît tout Mishima, mais c'est moins fun. <br /> <br /> Quoique...
M
Bon t'as raison, en partie. Le truc, c'est que des exilés comme ça, j'en ai déjà rencontré en vrai (pas dans des yourtes, il est vrai), donc la matière, je l'ai déjà.<br /> <br /> Quant à l'explorateur, je t'ai répondu directement sur ton mail, ô PJ.
P
C'est un point de vue. Mais ce faisant, tu tombes facilement dans un des pièges récurrents du littéraire moyen, à savoir "je me raconte des histoires - et aux autres par la même occasion - parce que la réalité ne me convient pas, sachant par avance qu'elle est toute nulle blablabla". Or c'est mal...<br /> <br /> D'une part, parce qu'aller se confronter à l'altérité, ça permet au minimum de passer le temps, au maximum de vivre des aventures exaltantes. D'autre part, parce que ça donne de la matière pour faire de jolis récits quand on revient. Personnellement, je commence à trouver plus intéressant de me cailler par -15 ailleurs que de rester dans mon 25m² à me raconter des histoires : parce qu'effectivement, chez moi la réalité est nulle, ne serait-ce que du fait de cette tendance de la construire à mon image, donc sans altérité.<br /> <br /> Conclusion : si tu vas ailleurs, t'as tout plein de trucs à raconter, et si t'as rien envie de raconter, au mois t'auras été ailleurs... Ceci pourrait peut-être intéresser quelqu'un qui passe son temps à se plaindre qu'il piétine toujours les mêmes plate-bandes. ;-)<br /> <br /> PS : promis, la prochaine fois j'évite de jouer l'explorateur aux petits pieds, pfff.
M
Oui, mais l'avantage de raconter des salades - plus interessantes que la réalité - c'est que ça me dispense de le faire ce reportage et donc de me cailler par -15.
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