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Mémoires d'un apathique
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31 mai 2007

Les 10 %

En sortant de ma séance de shiatsu, ma manipulatrice me demanda quel était le livre dans ma poche. Je lui répondis « un livre sur le destruction des juifs d'Europe ». Elle me fit remarquer que ce n'était pas très drôle. Elle aurait pu aussi dire « A quoi bon ? ». Pas forcément elle, quelqu'un d'autre.
A quoi bon, oui ? A ceci : les enseignements qu'on peut tirer de cette époque sont des plus troublantes pour la période présente. Non pas qu'on ne vivions sous un régime nazi ou assimilé. Mais toute société de masses, toute société massifiée est potentiellement totalitaire. Le stalinisme et le nazisme ne sont pas de simples accidents. A partir du moment où les dirigeants (qu'ils soient sociaux-démocrates, fascistes ou communistes) sont persuadés (soutenu par une armée de sociologues dans le cas des démocraties libérales) que la/les masse(s) ont besoin de pôles d'identification sans quoi elles sombreraient dans le chaos, si ce n'est la guerre civile (vieux fantasme Hobbesien), il y a toujours la possibilité que ces pôles de prime abord fonctionnels ne fassent choir la dite société dans l'irrationnalisme le plus délirant. Ce qui amène nécessairement à des massacres à grande échelle.

Mais ce n'est pas là, vraiment, le fond du problème. Raul Hilberg dans La destruction des juifs d'Europe, l'ouvrage séminal sur le sujet a répondu à la question suivante : Comment peut-on exterminer 6 millions de personnes (plus au moins 3 millions de slaves) au beau milieu d'une guerre totale, et qui prenait une tournure de moins en moins avantageuse pour l'Axe ? Comment fait-on, pratiquement ? C'est ça, la question que s'est posé Hilberg. Sa réponse fait froid dans le dos : en s'assurant la complicité d'une partie non négligeable du peuple allemand et en particulier de ses bureaucrates de tout niveau. Si l'on laisse de côté la propension innée des allemands pour la cruauté et/ou l'antisémitisme (hypothèse peu crédible), ne reste plus qu'une chose : La servitude volontaire dont parlait déjà La Boétie (mort en 1563). Et l'esprit de corps, qui peut lui être assimilé.

L'intêret du livre de Christopher R. Browning (Des hommes ordinaires - le 101eme bataillon de réserve de la police allemande et la Solution Finale en Pologne), c'est qu'il s'est attaché aux périples d'hommes justement ordinaires, qui n'étaient ni des tueurs sanguinaires, ni des SS, mais des membres de la Ordnungspolizei, qui était une sorte de gendarmerie. Des types issus de la petite classe moyenne, voire du prolétariat, statistiquement sans sympathies excessives pour l'idéologie nazie, vont faire à l'arrière le boulot qu'effectuaient les Einsatzgruppen sur le front. C'est à dire, l'extermination (au fusil) des juifs polonais se trouvant dans les villages (essentiellement dans le district de Lublin). En fait, ils avaient deux tâches :

  • Remplir les trains qui partaient vers Treblinka (et d'autres camps)
  • Massacrer les juifs quand il n'y avait pas de voie ferrée suffisamment proche.

Ce qui est fascinant, ce n'est pas tant que majoritairement, ils aient fait ce qu'on attendait d'eux (massacres d'hommes, femmes, enfants et vieillards), mais plutôt que certains d'entre eux aient refusé de le faire. Soit de manière déclarée, soit de façon plus évasive (typiquement en se débrouillant pour ne jamais être là sur le lieu des executions). Browning estime que ceux qui ont résisté un tant soit peut à la soumission volontaire, forment de 10 à 15% du total (et là-dedans, comme je l'ai dit, il faut distinguer ceux qui ont dit non et ceux qui n'ont rien dit, mais n'ont rien fait). Il semblerait que ce chiffre de 10% soit le maximum que l'on puisse attendre d'un groupe donné. 10% sont ceux qui ne participeront à des activités qu'ils jugeront déplaisantes et qui agiront en conséquence. Et comme le rappellait La Boetie, il suffit que le tyran n'ait plus personne qui lui obéisse pour que son pouvoir s'effondre. L'ami de Montaigne ne demandait à personne de se révolter (au péril de sa vie), mais de s'abstenir. Ni plus, ni moins. Et Browning rappelle, ce qui a déjà été signalé au sujet des Einsatzgruppen , qu'ancun des réfractaires n'a eu à payer de sa vie ses refus. Quelques ennuis dans la carrière plus tard, ou au pire une mutation sur le front de l'Est. C'était tacite, et Himmler avait fait un aparté à ce sujet dans son discours de Poznan.

Il ne s'agit pas de jouer les donneurs de leçon à bon compte. Qu'aurais-je fait dans la même situation ? Je préfère ne pas y songer. Mais de se dire que si ce pourcentage (de 10%) n'augmente pas, nous continuerons à habiter un monde aberrant et inique. Parce que 90%, les autres, continueront à faire ce qu'on leur demande, quoi qu'on leur demande...

 

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Commentaires
M
Ca depend de ton niveau de parano. En fait me faire manipuler (au sens strict), j'adore ça aussi :)
S
Tripoter d'accord, pas manipuler.
M
C'est efficace, oui. Mais je suis très bon public ; j'adore me faire tripoter :)
S
C'est efficace le shiatsu ?
M
Helas, non. Browning arrive plutôt a 10%. 20%¨c'est l'hypothèse haute, celle dans laquelle il y avait des récalcitrants mais pas au point de refuser de tirer lorsqu'on leur en donnait l'ordre. Pour plus de renseignements, voir le livre ...
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